Est-il possible de fantasmer une terre en exemptant ses occupants, leurs cultures et leur(s) identité(s) ? À mon sens, à la racine du colonialisme se trouvent des fantasmes, entendons par là, projection de la réalité assujettie à la satisfaction de ses propres désirs, désirs qui conquièrent et asservissent l’autre et l’ailleurs. L’ouvrage dont je propose un commentaire de lecture ici aborde la question du regard de l’autre sur l’Afrique, l’écrivain africain, sa production littéraire, entre autres, et propose un modèle d’analyse dialogique de la spécificité décoloniale. Il s’agit de l’essai intitulé De quoi la littérature africaine est-elle la littérature ? Pour une critique décoloniale (2022) d’Éric Essono Tsimi. Le livre est divisé en deux principales parties, à savoir la justification et la présentation de l’approche (pages 7-193) d’une part, et d’autre part, les entretiens avec quatre écrivains : Mwanza Mujila, Max Lobe, Hemley Boum et Calixthe Beyala (pages 199-282).
En janvier 2020, alors que s’intensifiait la communication autour du FESTAE (African Festival of Emerging Writers), il nous a été donné de découvrir et de déplorer jusqu’à quel point, à l’extérieur, l’Afrique continue d’être l’objet de fantasmes et représentations complètement en marge de ses réalités. Les faits. L’un de nos invités, un Argentin, pour annoncer sa participation au festival, publiait sur son mur Facebook des images de girafe, éléphant, forêt parce que dans sa conception, l’Afrique était une terre de safari. Quand il est arrivé au Cameroun en février, il était surpris du déphasage entre les paysages du film Tarzan qu’il avait à l’esprit et ce qu’il lui était donné de voir. En effet, il nous fit comprendre que dans son pays, de façon générale, l’idée que les gens se font de l’Afrique actuelle se fonde sur les images vendues par ce film. On pourrait essayer d’expliquer, sans toutefois justifier, ce décalage, mais ce n’est pas l’objet de cette tribune.
Des failles çà et là
L’invention d’une Afrique unique et homogène est le fantasme fondateur d’une série de considérations stéréotypées sur le continent. C’est ce que Éric Essono Tsimi souligne en faisant observer que « la littérature africaine existe seulement en France, mais dans les pays africains ce sont les littératures « nationales » ou locales, qui, elles, n’existent pas en France, la France produisant elle-même ce qu’elle a besoin de lire sur l’Afrique et ce qu’elle veut savoir d’elle (p.53). Il relève ainsi le fait que l’Afrique considérée par-dessus les singularités qui la constituent, c’est-à-dire comme une cohérence d’ensemble, est essentiellement un cliché.
Ce raccourci dans la catégorisation est suivi de l’arrimage de cette littérature au train des « études francophones » marquées par la forte centralisation autour de la France. À ce sujet, l’auteur déplore le fait que la critique se nourrisse « de la ressemblance ou du rapprochement des textes de cette littérature à ceux d’un auteur français bien connu » (p.26) pour analyser et interpréter les textes africains. Une faille qui fait passer à côté d’« une certaine authenticité, complexe et nichée derrière les ressemblances superficielles » (p.26). C’est en raison de cela qu’Éric Essono Tsimi préconise « un nécessaire décentrement de la lecture des textes francophones » (p.17) : l’Afrique et ses littératures ne se comprennent pas en empruntant des chemins classiques d’interprétation. Au-delà de cette catégorisation qui vise à polir les nuances et créditer une critique générique dans les études francophones, l’auteur indexe le déterminisme identitaire qui frappe les écrivains migrants africains dans l’institution littéraire française.
Est-il pertinent et fructueux d’adopter une même approche pour aborder une œuvre écrite par un écrivain qui vit, écrit et publie en Afrique d’une part, et d’autre part, pour un autre qui se trouve en France et se meut dans son institution littéraire ? En France ces deux cas de figures sont logés sans ménagement sous la même bannière (littérature africaine, négro-africaine, subsaharienne, etc.) et par conséquent sont soumis au même traitement par la critique.
Les écrivains sont ainsi victimes du déterminisme identitaire qui tient au simple fait d’avoir dans ses veines du « sang noir » ou une certaine « odeur » de l’Afrique après soi. Pour Éric Essono Tsimi, il faudra considérer qu’« il existe une Afrique parallèle : l’afrosporie » (p.109), celle-là qui ne partage pas les mêmes réalités, préoccupations et aspirations que l’Afrique continentale. Ceci ne va pas sans affecter substantiellement les productions respectives des deux entités désignées. Si on ne tient pas compte de ces nuances on s’éloigne d’une interprétation fructueuse des textes qui en émanent. Aussi, l’auteur souligne que « l’une des limites fondamentales que nous voyons dans les approches non décoloniales est qu’elles ne rendent compte qu’imparfaitement des enjeux identitaires contemporains (p.32). Il relève le cas de l’identité « africaine » qui tiendrait davantage à la race et au lien de sang avec l’Afrique qu’aux différentes dynamiques hétérogènes qui se déploient au sein de la communauté ainsi désignée.
Vue comme une cohérence d’ensemble, « l’identité africaine » ne tient pas compte de la diversité des langues qui contribue à façonner des identités particulières, tant il est vrai que chacune de ces langues porte une histoire, une culture, des questionnements, des aspirations, etc. Au-delà de la dimension linguistique, ladite « identité africaine » n’intègre pas la nuance des migrations de plus en plus importantes dans les sciences humaines de nos jours.
La question des dynamiques identitaires des écrivains afrosporiques
L’autre problème de l’institution littéraire française c’est qu’elle considère les écrivains migrants africains comme un corps constitué homogène qu’elle regroupe assez facilement sous des étiquettes reléguant au second rang leurs trajectoires et spécificités. En réalité, les catalogues « subsaharien », « Africain » et « francophone », par exemple, regroupent de façon réductrice des réalités d’une extrême densité et complexité. Dans cet ouvrage il est largement question des dynamiques identitaires des écrivains afrosporiques. L’afrosporie, cette « Afrique parallèle », désigne les écrivains migrants africains. La migritude, en quelque sorte la négritude de notre ère, constitue le fondement de son identité qui se décline en trois mots clés : « récit », « colonisation » et « migration ». D’après les particularités revendiquées par les écrivains afrosporiques, l’auteur a pu distinguer trois axes de ce qu’il appelle « le processus d’auto-catégorisation ou de désenclavement identitaire » (p.88) de ceux-ci :
Tout d’abord ceux qui, comme Calixthe Beyala, revendiquent (ou non) un droit de rupture avec l’origine, qui se pensent comme appartenant sinon à un continent, du moins à tout un univers qui ne peut être réduit à un pays. Deuxièmement, d’autres, que l’on pourrait qualifier d’« écrivains félibriges » […], trainent leur origine et les combats des leurs, comme Patrice Nganang, dans un engagement qui rappelle celui de la négritude et a inspiré à Jacques Chevrier le néologisme, d’abord controversé, puis adopté, de « migritude ». D’autres, enfin, se moquent des frontières, comme Alain Mabanckou ou Léonora Miano (pages 88-89).
Cette classification primaire pourrait constituer un apport précieux permettant de nuancer les considérations axiologiques qui gravitent autour de cette catégorie de production. Il faudrait enrichir le champ théorique et critique dédié à la littérature africaine, car actuellement il la tient à la traine parce que pas adapté à son rythme et dynamisme. C’est fort de cette observation que l’auteur propose un modèle d’analyse dialogique de la spécificité décoloniale qui n’est réductible à aucune autre expérience.
La théorie du soi dialogique
À la racine de cette théorie, l’hypothèse qui habite l’auteur est que « les écrivains possèdent une même conscience de leurs origines, inégale mais constante, une même conscience de leurs difficultés, différentes mais réelles, ils refusent d’être déterminés et veulent se déterminer eux-mêmes » (p.139). Les écrivains de la diaspora et ceux du continent n’ont pas forcément les mêmes préoccupations et les mêmes visées. Chez ceux de l’afrosporie, la question identitaire se pose en des termes particuliers. La migration ouvre inévitablement diverses portes au Soi face auxquelles on est appelé à opérer des choix ou des positionnements qui vont intégrer le processus de formation identitaire propre. C’est le sujet central de cet essai : la formulation d’un modèle qui s’inscrit dans le débat autour des autodéterminations identitaires. Il s’agit d’une approche décoloniale et interculturelle fondée sur trois principes essentiels : la question linguistique, l’objectivité et le contexte ; principes auxquels la critique française habitée par la mentalité universaliste sacrifierait difficilement.
D’après Éric Essono Tsimi, la théorie du soi dialogique est « la seule qui permette, à partir de [son] modèle, de mesurer, prédire, expliquer, interpréter les processus identitaires des écrivains migrants africains dans chaque œuvre littéraire, tout en exemptant l’universitaire pressé de mener ces mêmes entretiens auprès d’écrivains » (p.132). Elle postule que le Soi et la culture abritent une suite illimitée de « positions au sein desquelles des relations dialogiques peuvent être établies » (p.138). Ces positions sont les différents prononcements du moi, les « Moi-positions », qui sont, en effet, les différentes voix qui contribuent à dessiner l’identité du Soi.
En effet, il faut comprendre le soi ou le self « comme l’ensemble des caractéristiques de l’individu ; il se distingue du Moi dont il est une composante plurale. L’identité peut être assimilée au Soi, qui tend à désigner ce qu’une personne est, comment elle se définit, par rapport à ses multiples “Moi” » (p.97). Cela dit, le Soi apparait comme l’instance qui fédère et donne lieu à la mobilité entre les différentes positions du Moi qui forment ainsi son [du Soi] sociogramme. Ce dernier quant à lui est une espèce de tableau qui rend compte de l’ensemble des communautés auxquelles les auteurs s’autoréfèrent. Ce tableau bâti sur le socle du dialogue entre les multiples filiations du Moi façonne des identités décoloniales, des identités autodéterminées.
Il convient de noter que le modèle dialogique est basé sur cinq étapes, étapes entendues non pas comme séquençages successifs conduisant à une réalité supérieure, mais comme différents points d’arrêt dans un système cyclique ayant le même degré d’importance. Les étapes en question sont : Ajustement /intégration ; Dissonance ; Résistance/Immersion ; Introspection ; Articulation/ conscience africaine (cf. p.141).
Puisque l’idée n’est pas d’épuiser les commentaires sur ce livre, disons pour vous le recommander et sortir, que l’essai d’Éric Essono Tsimi est une importante contribution dans le débat relatif aux dynamiques identitaires des écrivains afrosporiques. Il se positionne en faveur du désenclavement identitaire de ceux-ci, dans un contexte où ils sont frappés de réductionnisme ou du déterminisme identitaire. L’auteur propose l’adoption de la décolonialité comme concept critique opératoire dans les études littéraires africaines et l’exploration décoloniale comme grille de lecture du soi dialogique pour aboutir aux identités décoloniales.
De quoi la littérature africaine est-elle la littérature ? Pour une critique décoloniale (2022) d’Éric Essono Tsimi, est paru aux Presses de l’Université de Montréal, Collection Pluralisme, 307 pages.
Gils da Douanla
Écrivain – Enseignant de lettres