La gravité des préoccupations contenues dans le dernier livre d’Ambroise Kom rend périlleuse toute tentative d’en condenser le contenu. Cette observation n’empêche pas toutefois de s’y essayer. Aussi, n’est-il pas exagéré de poser que Plaidoirie dans le désert fournit un florilège de raisons qui donnent au citoyen Ambroise Kom le sentiment que l’audience et la justice camerounaises devant (et parfois pour) lesquelles il plaide, voire s’égosille, sont atteintes de surdité.
Les populations camerounaises souffrent de surdité compte tenu tant de leur incivisme qui a « érigé la ruine de l’État et la dépravation en manière d’être » (p. 386), que de leur résignation (p. 388), et leur léthargie (p. 60) caractériels. Ce sont globalement des populations chez qui la colonisation est achevée, tellement, elles sont captives de formes variées de peur qui les paralyse et assure leur indifférence devant la plaidoirie pourtant faite à leur adresse. Comment en aurait-il pu être autrement puisque ces populations ont subi toutes les formes et degrés de peur qu’Odile Tobner identifie dans son article dédié à Guy Osito Midiohouan et qu’Ambroise Kom mentionne (p. 361) ? Kom se veut pessimiste au regard de ces populations. Car, espérer qu’elles se lèvent subitement pour défendre leurs droits ou pour se battre en vue de meilleures conditions de vie sachant que celles-ci ont subi la « peur de déplaire, peur de perdre une place, peur d’essuyer des brimades, peur de ne pouvoir rentrer chez soi, peur de ne pouvoir en sortir, peur d’être emprisonné, peur d’être assassiné. Pourquoi ? Parce qu’on a osé, une fois, dire, même pas ce qu’on pensait, mais ce qu’on savait, ce qu’on a vu » (Tobner 1981 : p. 5), relève du miracle.
Le sentiment d’inutilité de la plaidoirie chez Ambroise Kom provient aussi de la compromission d’une certaine élite. Par élite, il faut entendre une classe sociale constituée de diplômé(e)s d’universités Camerounaises ou d’ailleurs et dont les motivations et aspirations sont « essentiellement de profiter de son savoir pour faire des clins d’œil au pouvoir dans l’espoir d’une cooptation éventuelle à la mangeoire nationale ou pour aspirer à d’occasionnelles promotions/prébendes pour soulager le fardeau du quotidien. » (p. 289). Constituée aussi bien de l’élite financière, administrative, politique, ou universitaire, l’élite que flatte ainsi d’occasionnelles promotions ou diverses prébendes et qu’Eboussi Boulaga qualifie de « ventriloque » (1999 : p. 15) fait gravement ombrage au travail d’intellectuel d’une certaine intelligentsia dans laquelle Kom inscrit volontiers Mongo Beti ou Eboussi Boulaga (p. 350). En effet, les comportements et les activités de cette élite-là portent à radicaliser l’opposition entre les deux au point d’en faire une rivalité impitoyable, voire mortifère. Accentuant davantage la dangerosité du désert, Ambroise Kom traduit cette tension en ces termes : « à partir du moment où la seule chose qui compte, c’est se remplir le ventre, penser devient un affront. […] On n’a pas le droit dans nombre de régimes qui gouvernent l’Afrique de penser librement : il faut toujours penser en essayant d’enfermer sa pensée dans le cadre prédéterminé par l’autre, c’est-à-dire par le pouvoir. Quiconque ose créer un savoir en marge de l’ordre établi est nécessairement marginalisé, voire ostracisé. » (p. 349).
Face à une élite, nombreuse, qui considère instinctivement l’acte de penser librement comme affront, il est naturel, instinct de conservation oblige, que le plaidant (libre penseur) se sente menacé et forcé à rechercher dans diverses formes d’exil à sauver sa propre vie. Le désert cruel, dans lequel Ambroise Kom a l’impression de plaider s’illustre non seulement à travers de sa propre expérience récente à l’UDM (pp. 97-152), mais aussi à travers des noms tels Mongo Beti, Jean-Marc Ela, René Philombe ou Eboussi Boulaga dont les vies témoignent de la dangerosité aussi bien de penser que de penser librement le/au Cameroun.
Le sentiment d’inutilité de plaider est enfin motivé tant par l’habituation du politique à la privation des libertés des citoyens, que son accoutumance/complaisance au tortueux et au vice. Ambroise Kom suggère à ce sujet quelques repères historiques succincts susceptibles de fixer son lecteur. Le Cameroun n’ayant jusqu’ici connu que deux régimes depuis son indépendance, Kom commence par le premier régime marqué par son hostilité aux libertés individuelles comme on peut s’en apercevoir :
Pendant tout le règne du premier Président du Cameroun, nous avions été traités, au niveau de nos droits individuels, comme un simple troupeau pour le berger descendu du nord. Pareille perception s’observait dans la manière dont son régime traitait les contestataires ou les potentiels opposants. Il n’hésitait point à les faire torturer et à les enfermer, souvent sans jugement, dans des centres de rééducation qui étaient en réalité de véritables camps de concentration. Cette période culmine avec les procès expéditifs de Ouandié-Ndongmo au tribunal militaire de Yaoundé et l’exécution publique de Ouandié à Bafoussam. Comment imaginer que le leader d’un pays sans droit puisse revendiquer pour ses ressortissants vivant en pays étranger un traitement tellement différent de celui qu’il n’a jamais lui-même offert et qu’il n’est pas prêt à leur offrir ? » (p. 173).
Le tortueux et l’illégitimité quant à eux, sont consubstantiels au régime du Renouveau. L’illustration parfaite en est fournie dans la vague d’espoirs et les controverses nés autour de la parution du livre Pour le libéralisme communautaire (1987). Un livre dont la paternité est officiellement prêtée à Paul Biya et pour lequel Ambroise Kom fut « mis en prison au lendemain de [sa] sortie […] pour avoir osé […] soupçonn[er] l’auteur de n’être qu’un prête-nom puisque nul ne lui connaissait jusque-là aucune activité de ce type. » (pp. 180-181).
L’évocation ce cette épisode du régime du Renouveau permet au lecteur de s’apercevoir sinon que les transactions internes ayant conduit à la sortie officielle de Pour le libéralisme communautaire en son état, eurent comme effet désiré ou fortuit sinon de flatter la sensibilité de « l’apôtre du Renouveau » (p. 181) vis-à-vis du culte de sa personnalité, du moins d’inaugurer l’insertion durable du Cameroun dans la facétie avec comme signe particulier la légendaire corruption qui grippe le pays.
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En effet, l’expérience camerounaise montre qu’une parodie de leader qu’on force à en assumer le rôle, lorsque ce dernier ne se mue pas tôt ou tard en prince absolu, devient le prétexte commode chez ceux qui l’y ont ainsi forcé pour bénéficier d’astronomiques prébendes ou avantages. Par ailleurs, en consacrant l’illégitimité par l’escroquerie intellectuelle consistant à engager sa personnalité comme auteur d’un livre programme qu’on n’a nullement transpiré à produire, « l’apôtre du Renouveau » entérine le règne de l’illégitimité, de la manipulation, de la gestion monocratique des affaires publiques, du « système éprouvé de management par embuscade » (p. 180), voire l’acéphalisme institutionnel que l’intelligentsia camerounaise lui a souvent reproché et que Kom n’a pas tort de rapprocher au système colonial (p. 352).
Le livre d’Ambroise Kom ne s’épuise pourtant pas qu’à l’énumération de ces quelques raisons qui structurent son sentiment de prêcher dans le désert. Le livre se double d’une force et d’une lucidité de vision qui rivalisent même de lui faire porter plutôt comme titre « Honneur de plaider dans le désert ». En effet, le livre d’Ambroise Kom se donne à lire comme un assourdissant clairon sur la nécessité d’inventer une « grande narration » propre au Cameroun et qui informerait les actes, agissements et projetions aussi bien des politiques que de l’ensemble des populations Camerounaises. Sur la base de nombreux exemples fournis dans le livre, le Cameroun ressemble plutôt à une entité davantage installée de façon provinciale dans la « grande narration » de « la grande Europe » (p. 393). Celle-ci s’est « imposée comme la maitresse de l’invention en nous réduisant depuis l’esclavage et la colonisation au rôle de consommateurs de ses produits » (p. 393). Et Ambroise Kom qui s’inspire beaucoup d’Edward Said selon que « les nations sont des narrations … » (p. 390-391), ne va pas par quatre chemins pour conclure, laconique : « le problème fondamental du Cameroun est qu’à aucun moment, le pays n’a eu de classe politique capable de l’aider à se construire une identité nationale ou même à en poser les jalons. » (p. 173).
Cependant, comme toute œuvre humaine, Plaidoirie dans le désert n’est pas sans poser quelques problèmes tant au niveau du fond, que de la forme. En rapport au fond par exemple, une zone d’ombre dans le livre de Kom est que, bien que l’auteur soit conscient que l’indépendance du Cameroun ai été octroyée à ceux qui ne se fussent jamais battus pour elle, il s’obstine à espérer que ceux-là subitement deviennent vertueux et actent des décisions ou balisent des conditions d’une éclosion d’un Cameroun soudainement débarrassé du colonialisme. Kom écrit par exemple à ce propos : « les luttes de libération auraient pourtant pu/dû servir de socle à la camerounité. Mais le colonisateur ayant exclu et même diabolisé les nationalistes pour ensuite accorder l’indépendance à des collabos, ces derniers sont restés fidèles à leur maitre et n’ont jamais remis en question l’héritage de ce dernier » (pp. 174-175).
Espérer que subitement les « collabos » deviennent des artisans de « la camerounité » relève certainement sinon de la naïveté, du moins de la science-fiction. C’est simplement ignorer qu’on ne scie pas la branche sur laquelle on est assis. Cette situation clair-obscur que Kom semble entretenir pourrait favoriser chez le lecteur peu outillé, l’oubli que « le Cameroun a été découpé et formé pour favoriser l’expansion commerciale, les intérêts économiques et stratégiques d’autres que ses habitants » ainsi que l’aurait dit Eboussi Boulaga. (1999 : p. 86). Enfin, à ne s’acharner que sur le colonisé comme semble le faire A. Kom, on risque de perdre de vue la nécessité Fanonienne de considérer aussi bien le Noir esclave de son complexe d’infériorité que le Blanc esclave de son complexe de supériorité comme des névrosés à psychanalyser systématiquement et sans complaisance dans le but d’entrevoir l’avènement de l’homme neuf.
Au plan de la forme, le chapitre 4 intitulé « Retour sur l’UDM : aventures, mésaventures et leçons philosophiques » s’ouvre sur une fausse note dans la mesure où l’interview donnée à Jean-Bosco Talla est privée d’une bonne partie de son début. Probablement une erreur de l’imprimeur, puisque la page 100 apparait vierge, emportant par ce fait tout ce qu’elle aurait comporté comme écrits, la numérotation des pages ne souffrant quant à elle d’aucun problème. Ces mêmes observations sont valables pour la fin du chapitre précédent notamment en ce qui concerne l’accrochant interview sur « le drame de l’élite camerounaise » accordée au journal Mutation. Sauf que dans ce cas il s’agit de la fin du chapitre alors que dans le cas précédent, du début.
En dépit des insuffisances ci-dessus, Plaidoirie dans le désert vaut son pesant d’or. Le lecteur n’en sort par exemple pas sans s’en être ému de l’importante plus-value que l’art de la critique littéraire apporte au potentiel imaginatif patiemment et gracieusement délivré par le géant maitre de la critique littéraire qu’est Ambroise Kom. Ce livre mérite donc l’attention du plus grand public. Il mérite surtout l’attention des Africain(e)s en général, Camerounais(e)s en particulier, fussent-ils politiques, acteurs culturels ou acteurs de la société civile, chercheur(e)s en études postcoloniales ou en littérature.
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Ives S. Loukson
Université de Dschang