Thérèse Kuoh-Moukoury, écrivaine camerounaise est considérée par la critique comme la première romancière francophone originaire de l’Afrique subsaharienne. En 1969, son roman, Rencontres essentielles paraît chez l’Harmattan en France, au moment où le paysage littéraire de l’Afrique noir est presqu’entièrement dominé par les hommes. En 1973, son deuxième et dernier roman, Couples dominos est paru chez Julliard. Thérèse Kuoh-Moukoury  est installée en France, mais revient régulièrement à Douala où elle a fondé le Musée des Femmes BITO dont le catalogue vient d’être publié chez La Doxa. Elle parle avec nous cette aventure littéraire cinquantenaire !


 

Djimeli Raoul: Vous êtes née au Cameroun en 1938, ce n’était pas encore vraiment le Cameroun. Que lisait-on à cette époque ?

Thérèse Kuoh-Moukoury : Oui ce n’était pas encore vraiment le Cameroun ! La jeunesse camerounaise des années 30, avait hérité d’un pays aux influences multiples. Nous appartenions à des communautés tribales distinctes. Dans la transmission de notre savoir traditionnel l’oralité primait encore sur l’écrit.   En plus, la variété des dialectes du pays s’ajoutait l’impact de deux et même trois grandes langues étrangères. Car dans presque toutes les familles camerounaises vivaient encore des parents germanophones et même germanophiles. Il y avait aussi la présence de nos frères anglophones, puis les lusophones avec la Guinée espagnole toute proche où souvent vivaient des membres de nos familles.   Tout cela, outre les données politiques, a pesé sur les options culturelles et linguistiques individuels ainsi que sur l’affirmation d’une littérature nationale. Pour les jeunes de ma génération, c’est au cours des années 50 que débute la littérature camerounaise véritablement.

Avant cette date nous lisions surtout les textes d’auteurs français de nos livres scolaires. Les librairies n’existaient pas et de toute manière, acheter un livre pour les enfants était une dépense onéreuse pour nos familles, souvent nombreuses ! Pour ma part, j’ai eu très tôt accès à la littérature camerounaise d’une part à travers l’Association de Etudiants Camerounais (AEC) d’autre part à travers la bibliothèque de mon lycée. C’est d’ailleurs mon professeur de lettres qui, avec beaucoup d’éloge, m’avait signalé la parution des premiers romans d’Oyono et de Mongo Beti (qui signait encore Eza Boto). J’avais déjà lu le premier recueil poèmes de Ségat Kuo « Fleurs de latérite » et « Bible de la sagesse bantoue » de Mbarge et Dika Akwa. Mais ce qui a aiguisé mon intérêt pour la littérature africaine en général et camerounaise en particulier, c’est le titre du livre de Benjamin Matip « Afrique nous t’ignorons ». C’était comme un reproche ou un appel de pied impératif  et catégorique que me lançait l’auteur.  Depuis cette époque, je suis une lectrice attentive de notre littérature. Mais je lis  aussi des ouvrages  auteurs étrangers sur le Cameroun.

 

Djimeli Raoul: Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance camerounaise de ces années ?

Thérèse Kuoh-Moukoury : J’ai retenu comme constante générale, l’aspiration au progrès et à l’émancipation. Pour y parvenir la voie royale pensait-on, était l’école. Il fallait apprendre pour avoir une culture générale, mais aussi se former professionnellement pour servir le pays. Nos parents ou frères aînés souvent anciens élèves de l’Ecole Normale de Foulassi, de l’Ecole Supérieure de Yaoundé, ou de l’Ecole de santé d’Ayos ne cessaient de nous encourager. J’ai des souvenirs très précis de leurs recommandations à l’effort scolaire et plus tard, témoin de leurs sacrifices pour nous instruire sur place ou à l’étranger… Certes il y avait des bourses mais la plupart des parents s’engageaient eux-mêmes financièrement à nous instruire. La dépense incombait souvent aux pères, mais les mères y prenaient part avec les gains de leurs ateliers de couture  ou des fabriques de beignets de farine de blé ou de farine de maïs.

Djimeli Raoul: Et la France de vos années d’études secondaires, comment recevait-elle les étrangers ?

Thérèse Kuoh-Moukoury : Dans cette France là, élèves et étudiants étrangers étaient bien accueillis. L’immigration intellectuelle était admise et bien considérée. L’immigration africaine n’était d’ailleurs pas massive : il y avait outre les étudiants, quelques anciens combattants des deux guerres mondiales établis en France métropolitaine. Après 1945 venaient périodiquement  les représentants élus par les populations africaines appelées «parlementaires ». Il n’y avait pas, dans cette France là,  des thèses d’un racisme grossier qu’il y a de nos jours. Certes la liberté d’expression favorise toutes les formes de discours identitaires, mais quand ceux-ci prônent la cruauté  en intégrant à la mauvaise foi,  la sottise et le manque de discernement, ils ne desservent pas seulement l’immigrant et le pays d’accueil mais l’humanité toute entière. Car nous sommes tous concernés par le débat sur l’immigration. Mais vraiment certains discours sont intolérables, face à des situations aussi complexes et tragiques que vivent ces jeunes immigrants que le péril de la mort guette à travers les mers et les océans…

Djimeli Raoul: C’est aussi cette France qui vous a inspiré votre premier roman, Rencontres essentielles !

Thérèse Kuoh-Moukoury : Non ! Ce roman a pour cadre le Cameroun et la France, Paris et Yaoundé où se termine le déroulement de l’histoire. Mais indéniablement, je dois beaucoup à la France et à la littérature française, en raison des liens historiques qui unissent l’ancienne métropole à notre pays.

Djimeli Raoul: Comment s’est passée l’écriture et la publication de Rencontres Essentielles ?

Thérèse Kuoh-Moukoury : L’écriture du roman n’a posé aucun problème ce qui n’est pas le cas de sa publication et sa réception.  Les jeunes africains romanciers, dramaturges et poètes qui m’ont devancée en littérature, avaient produit des œuvres politiques, contestataires ou pamphlétaires. A l’opposé  Rencontres Essentielles offrait une œuvre  intimiste. Comme beaucoup d’auteurs j’ai débuté l’écriture par différents media. J’étais aussi engagée dans le militantisme associatif et mes lecteurs n’ont pas suffisamment retrouvé dans Rencontres Essentielles des accents militants. Enfin, la misogynie était encore flagrante lors de la réception du livre.  Rencontres Essentielles a été édité quelques mois après « Devoir de violence » Yambo Ouologuem  qui a remporté toutes suffrages au point d’obtenir le Prix Renaudot…

Djimeli Raoul: Ce premier roman  a été réédité  en 1995. Vous dites dans sa préface  que le livre avait reçu à sa parution, « un accueil favorable sans pour autant accéder au grand public » : comment comprendre cet état des choses ?

Thérèse Kuoh-Moukoury : Rencontres essentielles n’a jamais remporté un succès de librairie. Malgré tout, la critique a salué les qualités textuelles de ce livre qui  a valu à l’auteure d’être retenue finaliste au Prix Ahmadou Ahidjo bien que devancée par Oyono Mbia qui a obtenu ce premier Prix littéraire camerounais. Toutefois, j’ai eu un témoignage élogieux de Thérèse Sita Belle, première journaliste camerounaise qui était elle-même membre du jury.

Djimeli Raoul: Rencontres essentielles évoque des préoccupations identitaires et raciales, tout comme votre deuxième ouvrage, Les Couples dominos. Quelle lecture faites-vous du débat identitaire et racial en cours dans cette France que vous avez décrite il y a maintenant 50 ans ?

TKM/  Le phénomène de l’immigration  interpelle la communauté internationale parce qu’il touche tous les continents. Pour l’immigration  africaine en France depuis le temps où l’on pouvait entendre ce slogan discriminatoire « la Corrèze avant le Zambèze », plusieurs générations d’immigrés africains ont prouvé qu’elles constituent pour la France, pays d’accueil, un facteur d’enrichissement culturel, social et économique. A l’opposée, l’Afrique aussi tire profit de cette diaspora jeune, dynamique et financièrement présente sur le continent. Il reste à établir les encadrements juridiques appropriés sur le plan matériel, éthique,  géopolitique. Cela tarde à venir car tout compte fait, il s’agit d’une situation historique nouvelle et aucun pays ne détient la solution définitive. Les pays, les gouvernements, les populations  doivent innover pour adapter notre monde aux exigences d’une solidarité humaine plus élargie. C’est là le principal défi de l’immigration !

Djimeli Raoul: Vous avez fondé à Douala au Cameroun, le Musée des Femmes BITO, et venez de publier avec Cheryl Toman, le catalogue de ce musée, chez La Doxa. Pouvez-vous nous parler en détail de ce projet ?

Thérèse Kuoh-Moukoury : C’est un très vieux projet. J’ai toujours œuvré pour la promotion de la femme. Et je dois dire que les femmes que j’ai rencontrées dans le cadre professionnel ou associatif m’ont beaucoup apporté. A travers ce musée, j’ai voulu rendre hommage à la gent féminine en général car je connais la puissance de ses convictions, la finesse de son raisonnement, la force de son dévouement. C’est en cela que je crois en elle comme levier d’un humanisme dont notre époque a tant  besoin. Comme dans bien des pays, les femmes du Cameroun déploient jour après jour des potentialités insoupçonnées des sociétés passées. Ce phénomène est universel et irréversible.  Cheryl Toman et moi avons publié deux catalogues respectivement consacrés à l’image de la femme à travers les peintures et sculptures à partir des collections BITO. Nous pensons produire l’année prochaine un catalogue sur la femme et la littérature (orale et écrite) car BITO est un musée des « Beaux-arts et de Belles-lettres ». Nous avons des archives qui nous permettent de le faire. Le Cameroun dispose aussi d’une longue tradition associative féminine dont les archives dispercés sont menacées de disparition.   Nous pensons les transcrire,  traduire et publier. C’est en cela que BITO est aussi un musée de recherche et de conservation pour notre patrimoine littéraire écrit et oral.

Djimeli Raoul: Comment pouvez-vous décrire votre aventure littéraire au bout de ces 50 ans de présence et d’activités ?

Thérèse Kuoh-Moukoury : Je la décris comme enrichissante pour moi-même. Je me réjouis aussi d’avoir contribué à mon niveau,  à la réflexion sur notre monde contemporain  à travers certains thèmes de mes écrits littéraires ou journalistique. Car mes premières publications datent de 1964. Il y a plus d’un demi-siècle.

Djimeli Raoul: Qu’est-ce qui est, pour vous, le plus surprenant dans le paysage littéraire africain d’aujourd’hui ?

Thérèse Kuoh-Moukoury : Ce qui me surprend chez certains auteurs africains c’est leur propension à la complaisance et au dénigrement systématique de l’Afrique. Ils cèdent à l’afro pessimisme en se livrant à des extravagances, et les provocations. En tant que lectrice, j’attends des écrivains (historiens, sociologues, romanciers, philosophes africains) qu’ils éclairent le public sur le devenir de « Cette Afrique là » comme dirait Ikellé Matiba.

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