En 2001, à la mort de Francis Bebey, ses cendres furent, à sa demande, dispersées sur le Mont Cameroun. Peu de temps après, il y eut une éruption volcanique, faisant dire à beaucoup qu’Efassa Moto, le dieu mi-homme mi-animal de la montagne, était mécontent de cet acte interprété comme une transgression de nos traditions. À l’époque, je connaissais Francis Bebey de nom, quelques-unes de ses chansons, comme la très célèbre Agatha, mais je n’avais pas véritablement mesuré l’étendue de son génie.
Décidément, le Cameroun est un pays qui ne sait pas reconnaître ses talents à leur juste valeur, et même lorsque ceux-ci décèdent, et que les éléments se liguent pour les célébrer dans un ultime hommage, certains trouvent encore le moyen de teinter ces manifestations de superstition. Avant que cela n’arrive à Manu Dibango, l’un des pionniers de la musique camerounaise, il est temps de découvrir l’homme derrière les habits de l’artiste.
Comme bon nombre de ceux qui, enfants, ont assisté à la naissance de la CRTV, j’ai grandi en écoutant les jingles que Manu Dibango avait composés pour cette chaîne. De plus, des vidéo clips de quelques-uns de ses morceaux, dont Welcome To Cameroun, destiné à la promotion touristique du pays, étaient régulièrement projetés sur le petit écran. Au-delà de ces hits, j’ignorais la discographie de Manu Dibango. Dans l’adolescence, j’en étais arrivé à me demander s’il avait conquis le monde avec la musique diffusée à la CRTV. Il faut dire que les chaînes internationales commençaient à émettre au Cameroun, et MTV permettait d’apprécier les goûts des mélomanes occidentaux.
En outre, j’avais reçu, le temps d’un été, une formation accélérée de jazz, par ma défunte tante Calixthe, qui, à mon retour à Douala, m’avait offert une radiocassette et des enregistrements de Tania Maria, Michael Franks, George Duke, Stanley Clark, Pat Matheny et du saxophoniste David Sanborn, dont je m’empressai de comparer le jeu avec celui de Manu Dibango. Je sentais confusément que ses œuvres auxquelles j’avais été exposé ne me permettaient pas de prendre la mesure de son génie. Cela était d’autant plus flagrant qu’on le citait volontiers pour magnifier les succès internationaux de la culture camerounaise, ou encore du talent de ses artistes. Il était donc impératif pour le jeune mélomane que j’étais, d’accéder à l’intégralité de sa musique et surtout de l’aimer, puisque cela posait à mes yeux la question de ma camerounité.
En effet, comment pouvais-je me dire camerounais si je ne connaissais pas sur le bout des doigts l’univers de Manu Dibango ? À cette époque, on ne pouvait pas se procurer ses disques sur place, même par des moyens illégaux.
Au début de mes études supérieures à Yaoundé, je résidais chez mon oncle Bertaut, au quartier Omnisports, en attendant de trouver un studio en ville. C’était un après-midi ensoleillé de février. Un samedi. Je m’ennuyais ferme. Alors je me retirai au salon pour écouter de la musique. Je savais que tonton Bertaut possédait une belle collection de disques en vinyles et l’occasion était parfaite de les découvrir, d’autant plus que j’étais seul à la maison, et ne risquait donc pas d’être dérangé. Il était un grand amateur de salsa et les albums de Tito Puentes, Johnny Pacheco et Ray Baretto étaient nombreux dans ses rayons. On y trouvait aussi ceux de Fela Anikulapo Kuti, de Franco Luambo Makiadi, d’Eboa Lottin, de Prince Nico Mbarga et de… Manu Dibango, que je m’empressai de mettre de côté. Le premier dans ma pile était Waka Juju. Comment ne pouvais-je pas être charmé par la couverture : une femme nue serrant d’une main le cou d’un faucon à taille humaine ? Je reconnus tout de suite le premier titre Waka Juju, qui était diffusé à la radio, en introduction du journal de 13 heures. S’en suivit Douala Serenade que je connaissais déjà, cet hommage que le musicien rend à sa ville de Douala. Puis, Africa Boogie répandit ses notes dansantes, comme un clin d’œil à l’afrobeat de Fela. À l’écoute de Mouna Pola, je me redressai du fauteuil où j’étais engoncé. Il se passait indéniablement quelque chose. Dès que Ma Marie commença à jouer, je fus transporté. Ouf, je suis camerounais, me dis-je, soulagé. La musique de Manu Dibango remuait mes tripes, me procurait des frissons. Alors, je repassai ce morceau un nombre incalculable de fois.
Ma deuxième émotion au contact de l’univers de Manu Dibango eut lieu quand j’étudiais à Nantes. Les après-midi, après les cours, j’avais pour habitude de flâner au centre-ville avec les copains, avec une halte obligée à la FNAC. Une fois, je tombai sur un enregistrement de son concert aux Francofolies de La Rochelle en 1988. L’une des raisons pour lesquelles je me décidai à acheter le disque était la présence aux chœurs de Ndedi Dibango dont j’étais un fervent admirateur. Son élégance, ses pas de danse, son art de la scène, son timbre doux et chaleureux avaient tôt fait de me conquérir. Alors ma curiosité était grande de découvrir le résultat de cette collaboration entre les deux Dibango. Tout de suite, je fus subjugué par la place qu’il y accordait à Ndedi Dibango, l’appelant affectueusement mbombo, qui veut dire homonyme. On aurait dit que Manu, qui aurait tant aimé être un chanteur, avait trouvé sa voix dans celle de Ndédi. La complicité entre les deux était d’une évidente clarté.
Quelques années plus tard, j’eus la confirmation du génie de Manu Dibango avec la découverte d’Electric Africa, son album majeur aux accents futuristes. Il réunissait autour de lui les pianistes américain et béninois Herbie Hancock et Wally Badarou, le bassiste américain Bill Laswell, le percussionniste sénégalais Aiyb Dieng et Mori Kanté, le griot et maître de kora guinéen. Dans cet album, il procède à une déconstruction de nombreux rythmes camerounais, les propulsant dans une voie que les nouveaux musiciens doivent à présent explorer et accomplir. Si l’on prend le cas du morceau Echos Beti, Manu Dibango hisse le bitkutsi à des sommets jamais égalés, même par Paul Simon, Vincent Nguini ou Les têtes brûlées. Alors, le désir d’en savoir plus sur la personne s’imposa comme une évidence. Il était temps d’aller à la découverte de l’homme. Après la lecture de son autobiographie, Trois kilos de café, je m’attaquai à Balade en saxo, que je me procurai après le concert de son 80e anniversaire au musée du Quai Branly.
À cette occasion, Claire Diboa, sa nièce et manager, eut l’idée de marquer le coup par un livre. Elle proposa Gaston Kelman comme plume. Au premier abord, Manu était hostile à cette entreprise : il avait déjà raconté son parcours quelques années plus tôt. On ignore ce qui emportera son adhésion à ce projet, dans lequel il vit un moyen de retracer son itinéraire intellectuel.
En somme, l’ouvrage se donne pour ambition de révéler ses idées ainsi que leurs fondements. Derrière l’artiste souriant, volontiers blagueur, toujours dans la légèreté, se cache donc une réflexion qu’au crépuscule de sa vie, il souhaiterait partager avec le public. S’il en est venu à cette décision, c’est parce qu’il a l’intuition que cet aspect de sa personnalité rétablira une image plus juste de lui. Contrairement à Fela Anikulapo Kuti, vis-à-vis de qui il nourrit une grande admiration, Manu Dibango ne se prononce jamais sur la politique, que ce soit pour encenser ou incendier des dirigeants. Il est quand même étonnant qu’un talent de cette envergure, avec le parcours qui est le sien, n’ait jamais pris de position publique sur les affaires de la cité, sauf pour soutenir des causes humanitaires. Mais, est-ce à dire qu’il tourne le dos à ces problématiques qui traversent l’Afrique ? La réponse est non. Ses messages se trouvent dans sa musique, dans le choix des morceaux qui articulent ses concerts. C’est dans la pratique de son art qu’il parle aux mélomanes. Parmi les compositions les plus jouées par Manu Dibango figure Aye Africa de Franklin Boukaka. Est-ce un hasard ? Bien évidemment pas. Il reprend pour lui les paroles de son défunt ami, qu’il présente alors au public comme un miroir. Regarde-toi, Africa !
La famille au centre de l’artiste.
Au commencement était le père, Manfred. Tout le parcours de Manu Dibango est animé par un désir : faire la fierté de son père, pour qui la réussite passait par les diplômes et un emploi salarié stable. Aussi, lorsque Manu, embrasse le show-biz, l’auteur de ses jours va en quelque sorte le renier. Ce besoin, du fils unique qu’il est, d’être aimé des siens, le poussera à se surpasser, à voir les choses en grand, et à trouver le moyen de vivre de sa passion. Il faut dire qu’il est passé à l’école de Kabaselé, qui lui a appris que la musique est un métier comme un autre, et que le musicien est à la fois artiste et entrepreneur. Il retiendra cette leçon et en fera bon usage. C’est seulement lorsqu’il invitera Manfred au Congo que ce dernier admettra son erreur de jugement. Oui, son fils unique gagnait très bien sa vie. Mieux qu’un fonctionnaire. Il était fier de lui.
Toutefois, celui-ci ignorait l’étendue du désir de réussite qu’il avait allumé dans le cœur de Manu. La famille tient une place centrale dans sa vision du monde. Il la perçoit de manière extensive : elle se compose à la fois de celle dont il est issu, et de celle qu’il va par la suite créer. C’est la base à partir de laquelle l’artiste peut se déployer. Le fils unique qu’il a été a un besoin viscéral de sentir la chaleur des siens. La solitude, qui a caractérisé son enfance, n’est pas un état qu’il recherche. En plus de son père, qui a allumé en lui le désir de réussir, il trouvera sur sa route celle qui lui apportera l’équilibre, à savoir Koko, son épouse belge, qui mit son énergie à son service. On peut d’ailleurs se demander si le parcours de Manu Dibango aurait divergé, s’il ne l’avait pas rencontrée. Elle lui ouvrait toujours ses bras malgré ses escapades. Il faut dire que Manu avait du succès auprès des femmes. Et Koko, qui ne put pas lui donner d’enfants, allait constituer autour de lui une famille solide et aimante. Bref, en libérant l’artiste des soucis du quotidien, elle lui permettra d’aller le plus loin possible dans son rêve.
L’Afrique, toujours en ligne de mire
Malgré sa situation privilégiée en Europe, Manu Dibango désire retourner en Afrique. Il se définit comme un panafricaniste, et souhaite apporter sa contribution à cette Afrique exaltée par son indépendance nouvellement acquise. En 1965, il quitte donc le confort de sa vie belge pour s’installer au Cameroun où il crée un club, le Tam-Tam, qu’il devra abandonner en raison de la lutte armée dans l’ouest du pays. Ainsi commence l’errance à travers l’Afrique. Il rebondit auprès de son ami Kabasélé au Congo, mais doit partir à cause des jalousies des musiciens locaux, qui n’hésiteront pas à glisser des serpents dans son domicile. Plus tard, sur invitation de Félix Houphouet Boigny, il animera l’orchestre national de Côte d’Ivoire. Mais, avec l’ivoirité naissante, on lui demande de quitter son poste. Le désir d’Afrique de Manu est chaque fois contrarié, mais il persiste. Il faudra l’intervention de son ange gardien, sa fée protectrice, Koko, pour qu’il comprenne qu’il serait plus utile à l’Afrique depuis Paris. Cela peut sembler paradoxal, et pourtant elle avait eu la bonne intuition, puisque l’histoire le confirmera. Car il ne s’accommode pas de ces bassesses qui constituent le gros des préoccupations humaines. Il est au-dessus de la mêlée. Alors, ne lui demandez pas pourquoi il ne s’engage pas.
Le saxophone, instrument qui entre en résonnance avec son nom patronymique, Njockè, la trompe de l’éléphant, est le médium grâce auquel il communique, que dis-je, il barrit.
Le premier engagemenent de l’artiste est bien faire son art
Pour lui, c’est dans la pratique même de son art qu’il peut être utile, dans l’application qu’il met à exceller, à créer des beautés évanescentes qui éblouiront les sens des hommes.
« Oui, Manu le dit haut et fort, c’est par le travail que les Africains prendront des places importantes en Europe »
Le discours politique, il le sait, masque souvent des insuffisances techniques. Par ailleurs, il a l’intuition que seules des œuvres forgées dans le travail résistent aux modes. Son parcours aux États-Unis, où il a côtoyé d’autres géants de la musique comme Art Blakey des Jazz Messengers, l’a conforté dans cette vision. Il découvre que les succès des noirs américains sont dus à leur sens de la discipline. D’ailleurs, sa conception du panafricanisme, qui se rapproche plutôt de celle des origines, c’est-à-dire de Marcus Garvey, voit le monde noir comme un continuum allant de l’Afrique en Amérique et de l’Europe en l’Asie. Cela se ressent très fortement dans sa musique, puisqu’il va jouer tous les genres, du makossa à la rumba en passant par la salsa, le jazz, le disco, le funk. Cette compréhension des liens inextricables entre ces quatre zones l’influencera à tel point que naturellement il deviendra l’un des pionniers de ce courant que l’on appellera par défaut la world music.
En plus de son questionnement panafricaniste, il aborde la problématique de l’implantation des Africains en France. La solution est simple : le travail. Oui, Manu le dit haut et fort, c’est par le travail que les Africains prendront des places importantes en Europe. Il ne faut surtout pas se renier, mais accepter les choses de son pays d’adoption. Là encore, il démontre son côté pragmatique. Les discours sont certes utiles, mais seule l’action compte. Voilà la grande leçon que l’artiste nous donne au soir de sa vie. Un éléphant est sorti de la forêt pour entrer dans la clairière et il barrit si puissamment, que le bruit retentira encore et encore.
Timba Bema