Patrice Nganang est écrivain, enseignant de Théories littéraires et de Cultural studies, à Princeton University. Son récent roman Empreintes de crabe est paru chez J-C Lattès.
Je vais expliquer cela doucement doucement, car je ne suis pas seulement Professeur de Cultural studies, j’ai aussi pratiqué cela dans deux des pays qui ont le plus profondément et le plus tragiquement fabriqué des stéréotypes, l’Allemagne avec les Juifs, les USA avec les Noirs. Le stéréotype dont il s’agit ici, c’est un chapitre de la représentation publique, et donc est différent des blagues racistes ou tribales que les gens font: c’est un être de chair et d’os, qui vit dans la mythologie du pouvoir institué: Massa Yo est ici sa manifestation, surtout pour les Bamiléké. Comme nous savons, les Bamiléké sont un peuple qui a toujours résisté, et qui de ce fait a été divise – il y en a l’Ouest, mais aussi au Sud-Ouest et au Nord-Ouest.
La résistance des Bamiléké a été farouche: contre les Bamum, contre l’Islam, contre les Allemands, contre les Français. La preuve du farouche de cette résistance est que le système d’organisation des Bamiléké, les tontines, est reste intact, intouché, et vivace, même si le peuple est divise. Le maquis a donc occupe cet espace de résistance de manière naturelle, de résistance culturelle déjà en 1945-1950, avec Matthias Djoumessi, et des 1958, avec le maquis effectif de l’UPC, dont le visage le plus explosif aura été Kamdem Niyim. Vous allez vous rendre compte que, avec Mathias Djoumessi comme avec Kamdem Niyim, la tactique du pouvoir a été double, 1) à côté de la liquidation effective des Bamiléké rebelles, des résistants donc, avec le génocide effectif, 2) la cooptation de ceux-ci dans le pouvoir, ici rectiligne de 1956-2018. Et de ce fait, Djoumessi et Kamdem Niyim sont devenus ministres, avant que Niyim ne soit exécuté sur la place publique.
Mais la troisième tactique a été le stéréotype du Bamiléké castré, de celui qui est le petit chien, de qui les gens du pouvoir se moquent, et qui joue le jeu. Le racisme avait aussi inventé tel personnage: le noir loufoque, qui rit, danse, est donc en bref le bras humoristique du racisme. De même pour l’antisémitisme. Le juif amusant, castré, soumis, a été l’arme des antisémites pendant de nombreuses années. Il en est ainsi donc du tribalisme. Il a toujours invente le Bamiléké loufoque, le Bamiléké dont on se moque, et cela a été fait par une pièce de théâtre, Trois prétendants, un mari, pièce introduite aux programmes d’études publiques, afin que chaque enfant de ce pays sache se souvenir de ce Bamiléké castré-la, et pièce qui de ce fait aura été jouée partout. De celle-ci est ne le personnage public qui s’est commodifié, c’est à dire répété par milliers – Massa Batre, joue par des Bamiléké d’abord, mais sous l’instigation d’une équipe de production entièrement bulu, et bien sur Jean Miche Kankan.
La constitution du personnage théâtral, ce qu’en Cultural studies on appelle performance du rôle, est fondamentale ici – et l’Amérique raciste a de nombreux rôles ainsi qu’elle a donné aux noirs depuis Autant l’emporte le vent. Le noir castré, soumis, rigolard, qui néantisait ainsi le noir rebelle – Malcolm X, par exemple. La transition du théâtre à la scène politique chez nous est passée de Kankan, à Jean Djeuga, candidat à l’élection présidentielle de 2011, avec Jean de Dieu Momo, candidat-stéréotype.
Avec Jean de Dieu Momo, le personnage est ainsi devenu un être réellement politique: Momo est devenu ministre, croit-on, pour prendre la place de Kamto, que non. Le jeu de la substitution tribale ici veut qu’il prenne plutôt la place de ce qui était un stéréotype: Jean Djeuga, Jean-Miche Kankan, et bien sur Tchenguen de Trois pretendants, un mari. Il se passe que le stéréotype est aussi violent que le personnage qui vit son humiliation dans l’autodénigrement. Le rire de la république déjà formatée par la pièce Trois prétendants, un mari, pièce aux programmes, formaté par Jean-Miche Kankan, personnage de comédie populaire, formaté par l’élection présidentielle de 2011, retrouve dans Momo, ce qui était encore un potentiel comique. Et il éclate de rire. Il rit de chacun des gestes de Momo. Il rit de ce que Momo fait, de sa démarche, de sa danse, bref, du personnage qui est le stéréotype déjà inscrit dans la culture publique. Momo nous montre donc pour la première fois un stéréotype qui devient personnage au pouvoir, car le voilà qui entre dans les entre chambres du pouvoir, le voilà qui devient chair et os, le voilà qui devient soudain vivant.
Il n’y a pas moment plus historique que celui-ci qui voit soudain une invention devenir chair, et la politique de la représentation tribale avoir sa personnification la plus achevée. Ce qui reste c’est quoi: la violence, car la violence de l’autodénigrement de Momo, sera externalisée en violence de l’auto sabordement bamiléké, en violence utilisée contre Kamto donc, en violence. Le cercle se sera ainsi referme, celui qui voulait transformer la violence en sujet castré révèlerait ainsi sa propre violence, mise en scène contre les siens.
Lookout.
Concierge de la république
Ce que Patrice Nganang est-il exclusif aux Bamilékés ? C’est que la société camerounaise, dans son entier, qui est tribaliste ; ce sont tous les camerounais qui sont, derechef, victimes de tribalisme. Les stéréotypes, on peut en parler pour toutes les ‘tribus’ de ce pays. Et tout camerounais, qu’il ait lu ou non Trois prétendants un mari, ou écouter Jean-Miché Kankan, en connaît. Qui ne sait pas ce qui a été construit sur les peuples de la forêt, sur les peuples du grand Nord, sur les peuples des régions anglophones. Si l’analyse de Nganang fait voir qu’il y a eu une construction du Bamiléké – ce qui n’est pas faux – elle contribue aussi à la pérennisation de la pensée et de l’état d’esprit au coeur de cette construction : le tribalisme. En posant le Bamiléké comme victime de tous, il contribue aussi créer un Bamiléké qui haïra tous.