L’écrivaine afro-américaine, Toni Morrison, Prix Pulitzer et Prix Nobel vient de ranger sa plume. De son vrai nom Chloe Ardelia Wofford, elle avait été en 1993, la toute première afro-américaine à recevoir le Prix Nobel de Littérature. A l’âge de 88 ans, c’est une doyenne des lettres noires qui s’en va. Grande défenseure de la cause noire, l’écrivaine était devenue une icône de la lutte antiraciste aux États-Unis où la politique du président Trump est de plus en plus jugée dangereuse.
Toni Morrison, première écrivaine noire à recevoir le prix Nobel de littérature, est morte dans la nuit de lundi à mardi, à l’âge de 88 ans. Descendante d’une famille d’esclaves, elle a exploré l’histoire des Noirs américains depuis leur mise en esclavage jusqu’à leur émancipation dans la société américaine actuelle. Cette brillante écrivaine lègue 11 romans à la postérité dont le classique Beloved, mais également des essais, des livres pour enfants, deux pièces de théâtre.
Biographie d’un parcours singulier
Née dans l’Ohio à Lorain en 1931, elle passe son enfance dans le ghetto de cette petite ville proche de Cleveland où sa grand-mère lui parle de tout le folklore des Noirs du Sud, des rites et des divinités. C’est en se convertissant au catholicisme que Chloé prend le nom de baptême d’Anthony, que ses amis abrègent en Toni. Auprès de son grand-père, fervent lecteur de la Bible, elle apprend très vite à lire et à écrire. Son parcours universitaire est couronné par l’obtention d’un Master qu’elle soutient sur le thème du suicide chez Faulkner et Virginia Woolf, et commence une carrière d’enseignante. En 1958, elle se lie avec Harold Morrison, relation dans laquelle elle fait deux enfants ; puis divorce six ans plus tard. Elle gardera Morrison comme nom de plume. Elle enseigne l’anglais à l’université d’Etat de New York et travaille parallèlement comme éditrice chez Random House où elle est promue senior editor en 1984. Elle édite entre autres les autobiographies de Mohammed Ali et d’Angela Davis et est responsable de la publication de plusieurs auteurs afro-américains.
Ecrire la condition noire
Auteure notamment des romans L’Œil le plus bleu (1970), Sula (1973), Le Chant de Salomon (1977), Toni Morrison a grandement élargi sa notoriété internationale avec Beloved (1987, prix Pulitzer 1988), qui effectue une plongée dans l’univers des Noirs américains au XIXe siècle tout comme les deux autres romans mémorables constituant une trilogie emblématique sur l’histoire des Afro-Américains Jazz (1992) et Paradise (1997).
C’est en 1970 que tout commence, avec le premier de ses onze romans, The Bluest Eye. Diversement apprécié dans la communauté noire, il n’a vraiment pas connu un accueil favorable auprès du public. Il s’agit de l’itinéraire frustrant d’une fillette dont les rapports familiaux sont tragiques : le désir déçu de Pecola, privée d’amour maternel et violée par son père adoptif. Trois ans après paraît Sula, un roman qui montre la gloire et l’échec de l’individualisme et pose de multiples questions sur les rapports entre individu et communauté, entre hommes et femmes dans la société américaine. Suivront, entre autres, l’anthologie d’écrivains noirs The Black Book (1973), Song of Solomon (1977), Tar Baby (1981). Publié en 1987, le cinquième ouvrage de la romancière Beloved lui valut le prix Pulitzer. C’est l’histoire tragique de Sethe, obsédée par le destin de sa fille, qu’elle a égorgée pour qu’elle échappe à sa condition d’esclave.
Le onzième roman, God Help the Child (2015), de Toni Morrison a la force des précédents, poursuit le même chemin tracé dans Beloved ou Sula et raconte avec « une réalité acérée et un lyrisme déchirant et troublant », la condition des Noirs aux Etats-Unis à la fin du XXème siècle, toujours teintée de racisme et de préjugés. C’est le récit de Lula Ann Bridewell jugée beaucoup trop noire par ses parents à la peau plus claire. Bride, une jeune femme « noire comme la nuit », à la « face de charbon » est prête à courber l’échine, à se soumettre face aux injures raciales, à devenir complice de certaines maltraitances pour développer une immunité et prendre sa revanche. De manière concise, avec une précision du détail saisissante, une poésie sublime, Toni Morrison raconte le parcours de Bride.
Bref, d’un texte à l’autre de Morrison, se lit la persistance mythique des racines culturelles africaines et la condition des Noirs aux États-Unis. Dans ce qui relève de l’écriture militante, l’écrivaine n’a jamais failli à sa mission artistique. En fait, elle rend compte de cette indicible réalité par « les mots justes, parfois brutaux et cyniques, toujours sincères et décrivent des ambiances si expressives ». Ce talent artistique est couronné par diverses distinctions.
Des distinctions
Devenue une icône de la lutte antiraciste aux Etats-Unis, Toni Morrison est allée de consécration en consécration. Conférencière à l’université Yale, Morrison voit Song of Solomon couronné par le National Book Critics Circle en 1977. Elle reçoit aussi le prix de l’Académie américaine et celui de l’Institut des arts et des lettres. Cette renommée s’accentue avec l’obtention en 1988 du prix Pulitzer après la publication de Beloved. En 1993, elle reçoit le prix Nobel de littérature pour l’ensemble de son œuvre : aux Etats unis, c’est la première fois qu’une écrivaine noire obtient le Nobel en Littérature. L’Académie suédoise voulait ainsi célébrer celle « qui, dans ses romans caractérisés par une force visionnaire et une grande puissance poétique, ressuscite un aspect essentiel de la réalité américaine ». Elle restera dans l’histoire, la seule femme noire à voir obtenu cette distinction jugée dans un twett aux colorations racistes de Mureil Pénicaud, ministre du travail en France, comme la porte qui fait entrer les Noirs dans l’Histoire. Entre autres récompenses, elle est nommée en 2005, docteur honoris causa en Arts et Littérature par l’Université d’Oxford, en 2006, le jury du supplément littéraire du New York Times consacre Beloved « meilleur roman de ces 25 dernières années » et en novembre de la même année, le musée du Louvre fait de Toni Morrison son invitée d’honneur. Elle obtient aussi en mai 2012, la médaille de la Liberté des mains du Président Obama, la plus haute distinction civile américaine.
Morrison, une militante politique
Comment se remet-on d’avoir été une enfant noire dans le ghetto de Lorain ? Comment se remet-on d’être une femme noire dans une société qui n’en a pas fini avec la question raciale ? Toutes ces questions, Toni Morrison n’a cessé de les poser, dans sa vie et dans son œuvre. Durant toute sa vie, elle est allée à l’encontre du modèle américain imposant la suprématie des Blancs. Descendante d’une famille d’esclaves, elle est connue pour avoir donné une visibilité et dignité au peuple noir d’Afrique ou d’Amérique, pour avoir fait œuvre mémorielle d’une histoire effacée des pages officielles. Elle s’oppose ainsi à la politique américaine qui a fait de « la couleur de la peau le ciment de la nation américaine ». Elle entend lutter, comme ses devanciers Garvey, Wright, ou le combat mené par la Renaissance de Harlem contre cette déshumanisation des Noirs ; puisque selon elle, « la fonction très grave du racisme est la distraction. Cela vous empêche de faire votre travail ». Elle n’a jamais craint de choquer ; ni le succès international, ni le prix Nobel de littérature en 1993, ni les divers doctorats honoris causa et autres distinctions ne sont parvenus à corrompre ses passions de combattante. En 2015, alors qu’elle était à Londres pour la promotion de son dernier livre, God Help the Child, elle déclarait au quotidien The Telegraph, à propos de plusieurs bavures policières dans son pays : « Je veux voir un flic tirer sur un adolescent blanc et sans défense. Je veux voir un homme blanc incarcéré pour avoir violé une femme noire. Alors seulement, si vous me demandez : “En a-t-on fini avec les distinctions raciales ?”, je vous répondrai oui. »
Cet élan d’engagement politique lui fait soutenir officiellement la candidature de Barack Obama lors de la campagne présidentielle en 2008. Même si elle a vu un Afro-Américain accéder à la présidence des Etats-Unis, point d’orgue d’un combat longuement mené, huit ans plus tard, elle a assisté, impuissante, à l’élection de Donald Trump qui marque, selon elle, « le retour du racisme décomplexé ».
Une mémoire saluée…
Alors que Toni Morrison a rangé sa plume le 6 août dernier, sa mémoire est saluée dans les milieux littéraires et politiques, preuve s’il en est, qu’un « écrivain ne meurt jamais ». Sur son compte Twitter, l’ancien président Obama considère l’écrivaine comme un « trésor national », qualifiant son écriture de « magnifique défi plein de sens pour notre conscience et notre imagination morale ».
L’écrivain Patrice Nganang rend hommage à cette grande dame de la littérature afro-américaine. Son œuvre est sous-tendue, selon lui, par la « conscience nationale ». En effet, il estime que Morrison était un écrivain « conscient de son pays », celle qui a su donner un ancrage moral à la noirceur. Si le militantisme noir a sous-tendu l’essentiel de son œuvre, Nganang pense que celui-ci a trouvé son point culminant dans Beloved. Il écrit à propos de ce livre : « Un seul livre qui sera lu et relu, qui sera cité ici et là comme référence d’une vie, comme testament d’un style justement. »
C’est une œuvre riche que Morrison lègue à la postérité, une œuvre qui résistera face à l’érosion du temps. Et donc la puissance évocatrice restera gravée dans le Panthéon de la littérature mondiale. Longue vie à l’écrivaine.
Ngapout Mouhamadou est enseignant, doctorant en littératures francophones à l’Université de Dschang au Cameroun.