[ E N Q U Ê T E ]
Ce mercredi 22 mai 2019 à Yaoundé, le troisième roman de Djaïli Amadou Amal, Munyal, les larmes de la patience, a remporté le premier Prix Orange du livre en Afrique. Une distinction qui vient agrandir l’aura de cette écrivaine camerounaise déjà largement lue dans l’espace francophone subsaharien.
Le jury de la première édition du prix Orange du livre en Afrique (POLA) dont la remise a eu lieu à l’hôtel Hilton de Yaoundé ce mercredi 22 mai 2019, a consacré Munyal, les larmes de la patience (Proximité, 2018) de Djaïli Amadou Amal. Ce nouveau livre très intimiste de la romancière originaire de Maroua entraîne le lecteur à l’intérieur des foyers sahéliens et musulmans du Cameroun, où les femmes sont parfois contraintes à se faire violence.
Je l’aimais ! J’ai fait de mon mieux pour le satisfaire. J’ai été une bonne épouse ! Une excellente mère. Je lui ai donné des enfants intelligents, en bonne santé, des deux sexes. Je l’ai réconforté, je l’ai aimé de tout mon cœur, de toute mon âme ! Que voulait-il de plus ? Je ne suis pas méchante ! On m’oblige à l’être.
La présidente du jury, l’écrivaine ivoirienne Véronique Tadjo, a salué une œuvre « courageuse, qui aborde une thématique qui n’est pas seulement camerounaise, mais africaine. »
Ce nouveau prix littéraire, doté de 10 000 euros pour le lauréat qui bénéficiera d’une campagne de promotion, est une initiative de la Fondation Orange, qui entend « soutenir de nouveaux auteurs et favoriser l’accès de tous à la culture et au savoir ». Conçu pour primer les auteurs africains publiés en Afrique francophone, cette distinction arrive dans un contexte où de plus en plus de prix littéraires francophones couronnent des Africains.
Un phénomène en nette propension depuis le Goncourt des Lycéens et le prix Renaudot attribués à Ahmadou Kourouma pour son roman Allah n’est pas obligé (Seuil) en l’an 2000. En moins de vingt ans, entre 2000 et 2018, 14 écrivains d’Afrique francophone ont figuré dans le palmarès des prix Renaudot, Goncourt, Femina, Flore, et Goncourt des lycéens, et 12 à recevoir le Prix des cinq continents de la Francophonie, instauré en 2001 pour récompenser « un écrivain témoignant d’une expérience spécifique enrichissant la langue française ».
Pour Raphaël Thierry, l’auteur de l’ouvrage Le marché du livre africain et ses dynamiques littéraires (2015), explique cet intérêt croissant des prix étrangers à récompenser l’Afrique littéraire de ces dernières années :
Les années 1980-2000 sont en effet le moment où l’édition française de littératures africaines gagne une nouvelle dimension, suite au développement de différents éditeurs français (L’Harmattan, Karthala, Le Serpent à plumes, collection « Afriques » d’Actes Sud, collection « Continents Noirs » de Gallimard, etc.) et une succession de prix littéraires dont Calixthe Beyala (Grand Prix du Roman de l’Académie Française 1996) et Ahmadou Kourouma (Renaudot 2000) ouvrent le bal
De cet engouement sont nés d’autres prix spécifiquement destinés à récompenser la littérature africaine. L’un d’eux, le plus prestigieux, reste celui du Salon du livre et de la presse de Genève : le prix Ahmadou Kourouma créé en 2004 dont l’objectif, en rendant hommage à un « véritable monument de la littérature africaine » est de récompenser des livres sur l’Afrique.
Jusqu’à une époque récente, les écrivains influents d’Afrique vivaient et publiaient à l’étranger. Ces prix leur ont offert une certaine visibilité pour parler d’Afrique à un public français habitué aux récits exotiques venant d’écrivains noirs, comme ces scènes de cannibalisme et de violence décrites dans le premier roman de Leonora Miano, L’intérieur de la nuit (Plon) qui a reçu de nombreux prix, dont le Prix Louis-Guilloux et le prix du Premier roman de Femme. Un trait que n’a pas manqué de déplorer l’écrivain kényan Binyanvanga Wainana, décédé ce 22 mai, dans un essai satirique How to write about Africa publié dans Granta Magazine :
Employez toujours le mot ‘Afrique’ ou ‘Obscurité’ ou ‘Safari’ pour votre titre. Les sous-titres pourront inclure des mots comme ‘Zanzibar’, ‘Massai’, ‘Zambèze’, ‘Congo’, ‘Nil’, ‘Gros’, ‘Ciel’, ‘Ombre’, ‘Tambour’, ‘Soleil’ ou ‘Passé’. Il y a aussi des mots utiles tels ’Guérillas’, ‘Eternel’, ‘Primordial’ et ‘Tribal’.
Les pays africains s’approprient peu à peu leur littérature, accompagnés par des initiatives internationales telles que l’Alliance des éditeurs indépendants, avec son projet Terres Solidaires dont l’objectif est de faire lire des ouvrages écrits par des africains, à des Africains.
Il existe partout sur le continent, des livres qui sont le coup de cœur des milliers de lecteurs. En 2010, Djaïli Amadou Amal fait paraître chez un jeune éditeur camerounais, Ifrikiya, son premier roman, Walaande, l’art de partager un mari. Le livre n’obtient pas de véritable distinction littéraire ; il est cependant largement vendu, à plus de 10 000 exemplaires, au Cameroun. En Tunisie, il est traduit en arabe grâce au prix de la Fondation Prince Clauss, traduit également en wolof, au Sénégal. En 2013, son deuxième roman, Mistiriijo, la mangeuse d’âme paru chez le même éditeur, est très bien reçu par le public. Le premier Prix Orange du livre en Afrique récompense l’œuvre d’une romancière déjà largement lue.
En 2016, le critique littéraire et écrivain Boniface Mongo Mboussa rappelait, au Salon du livre de Genève, l’urgence d’un véritable marché du livre en Afrique.
C’est lorsqu’il y aura un marché africain du livre, avec une vie littéraire, des éditeurs, des rencontres…que les auteurs africains seront reconnus à leur juste valeur, à l’extérieur.
Il se développe doucement, ces dernières années, ce marché local du livre, dans les pays africains. Des rendez-vous littéraires importants sont organisés à travers l’Afrique. Les Rentrées littéraires de Bamako qui ont célébré leurs 10 ans d’activité en 2018 autour de 150 écrivains ont poursuivi le travail qu’avaient commencé Moussa Konaté et Michel Lebris, avec le Festival Etonnants Voyageurs. En Côte d’Ivoire, depuis 2008, existe le prix Ivoire qui récompense la littérature africaine d’expression française. Initiative portée l’Association Akwaba, le prix que préside Isabelle Kassi Fofana est une action prometteuse pour cette littérature francophone qui creuse son sillon.
Dans les universités du Cameroun, un accent est de plus en plus mis sur les écrivains locaux. En 2014, l’Université de Dschang organise le premier colloque « Vivre, Écrire et Publier au Cameroun » sur l’œuvre de Marcel Kemadjou Njanke, un écrivain camerounais des plus importants, installé au Cameroun. Depuis 25 ans, le Raconteur de Makea, construit un travail particulier d’écriture sur la civilisation africaine. Ses ouvrages (racontages) comme Les femmes mariées mangent déjà le gésier (Ifrikiya) ou encore Dieu habite à Bangoulap (Livre ouvert), sont au cœur du savoir traditionnel africain. Ils racontent aussi la marche du Cameroun et de l’Afrique vers le présent, célèbrent une culture africaine qui tend à disparaitre, le tout dans une langue riche et un style empreint de sagesse. Un écrivain à redécouvrir !
Raoul Djimeli
Une pensée sur “Récompenser l’Afrique littéraire francophone : nouveaux signes d’influence”