Si les grands hommes meurent, leurs combats continuent d’interpeller les consciences, leurs œuvres restent éternelles. On n’en dirait pas moins des artistes, les « immortels ». Frantz Fanon est sans doute l’un de ces génies ardents qui ont marqué leur temps, mais qui sont également trop tôt partis. Dans un documentaire consacré au « guerrier de silex » martiniquais, le photographe franco-algérien Hassane Mezine nous propose une nouvelle vision de l’œuvre et du combat fanoniens, au rythme de ces échanges…
Entretien avec Michel Dongmo Evina.
Michel Dongmo Evina : Frantz Fanon, un auteur atypique, un homme multidimensionnel, poète, philosophe, psychiatre… quel aspect de sa vie vous a-t-il le plus accroché ?
Hassane Mezine : Il est difficile de faire le tri d’une personnalité aussi riche, aussi originale. Fanon est un homme rare, indivisible dans sa personnalité comme dans son quotidien. Le psychiatre et le militant, l’homme de lettre et l’homme d’action sont inséparables. Fanon est effectivement multidimensionnel, vous avez raison ! Il est libre, sans endoctrinement idéologique et impossible à réduire, C’est bien là sa force et son originalité.
M.D.E. : « Fanon hier, aujourd’hui : Regards croisés », tel est l’intitulé de votre documentaire. Le message de Frantz Fanon fait donc encore échos de nos jours, mais, quel est-il selon vous ?
H.M : Qu’il faut refuser l’injustice et l’indignité. Que la liberté est la condition naturelle de l’homme, qu’il faut combattre solidairement toutes les formes d’aliénation de cette liberté et de cette dignité. Ce message très actuel est celui d’un internationaliste visionnaire, libre de tout préjugé et qui met ses actes en conformité avec son discours.
M.D.E. : Avec Peau noire, masque blanc, Fanon pose le problème de la crise identitaire chez le colonisé, quel est était son rapport avec la France et/ou l’Afrique ?
H.M : Celui d’un combattant pour la liberté, il a refusé l’ordre colonial et la domination raciste. Il a compris le rôle central du racisme dans la construction de l’idéologie coloniale et comment cette idéologie sous des formes perverses imprègne en les empoisonnant les superstructures de la République. La négation de l’autre et sa position d’inférieur dans l’échelle sociale détermine une double aliénation celle du colonisé qui intègre e mépris dont il est la victime et pour le colon (ou ses avatars) emprisonné dans un monde carcéral dont il est le geôlier. Pour Fanon, l’Afrique est la terre des origines, le continent martyr proie de toutes les sauvageries occidentales. C’est en Afrique que Fanon voulait continuer la lutte de libération algérienne.
M.D.E. : Il semblait même prédire le problème de nationalité en France, notamment le sort réservé aux descendants de « tirailleurs africains » dans la conscience collective nationale. La victoire de l’Equipe de France à la dernière coupe du Monde a ranimé un débat qu’on croyait éteint. Quelle est votre opinion à ce sujet ?
H.M : Officiellement réprouvé le racisme est incontestablement un élément essentiel de l’idéologie nationale. Mais on le voit bien : le statu d’indigène, officiellement aboli est vivace et reste attaché à la représentation hiérarchique du monde qui s’est imposée en Occident depuis l’ère de l’expansion coloniale. Alors evidemment le rapport aux noirs et aux arabes est si j’ose cet oxymore « clairement ambigu ». Ils sont citoyens à part entière quand ils remportent des trophées pour la « Nation » et sont, au mieux, invisibles le reste du temps, trop souvent racisés dans les autres domaines de la vie sociale.
M.D.E. : Frantz Fanon est reconnu comme l’un des acteurs majeurs de l’accession de l’Algérie à l’indépendance, a-t-on tendance à l’oublier dans votre pays ?
H.M : Fanon a été avant tout un militant du FLN, un acteur parmi de nombreux autres de la lutte héroïque du peuple algérien qui l’a très vite considéré comme l’un des siens et dans laquelle il s’est reconnu.
Fanon est un penseur et un théoricien de la libération
Fanon est un penseur et un théoricien de la libération des peuples dont l’œuvre est portée par le souffle de la révolution du peuple algérien. Il n’est nullement oublié en Algérie, le pays qu’il a choisi ou il a voulu être enterré. Sa contribution est connue et reconnue et fait partie de l’enseignement en histoire et en sciences sociales dans les universités algériennes. Mais cela reste confiné au domaine de l’éducation dont l’enseignement de l’histoire de la guerre de libération est particulièrement négligé. Il faut préciser immédiatement que c’est toute l’histoire de la lutte de libération, sans aucune discrimination, qui est maltraitée. Certes, les rues des villes du pays portent les noms des héros et des martyrs de la libération mais le public sait peu de choses de leurs rôles éminents. Il y a comme une orientation, non dite mais perceptible, vers l’effacement des mémoires. Fanon ne fait pas exception à cet état général et éminemment regrettable. Il faut espérer que cette situation soit corrigée le plus rapidement possible.
M.D.E. : La France a tout récemment reconnu avoir assassiné Maurice Audin. Pensez-vous que cela augure la reconnaissance à meilleur titre des « héros de l’Algérie » ?
H.M: Il y a des milliers, des dizaines de milliers et peut-être plus, de Maurice Audin. La guerre d’Algérie est particulièrement atroce, la torture et le meurtre sont les moyens communs et généralisé du colonialisme pour faire face à l’insurrection du peuple algérien. La présence coloniale en Algérie est une longue trainée de sang. Les amis camerounais connaissent pour l’avoir subie la sauvagerie illimitée des colonialistes.
Fanon est bel et bien au cœur des luttes pour l’émancipation
Il faut espérer pour la République française, pour le peuple français d’abord que ce pays soit capable de regarder son histoire en face, sans prétendue « repentance » ni œillères, pour la dépasser et évoluer vers davantage de justice et de démocratie. Des intellectuels et militants français et bien sur des « indigènes » français d’origine africaine se battent sur ce terrain pour qu’enfin la France se libère de son aliénation coloniale pour paraphraser Frantz Fanon. Il faut bien sûr se féliciter de la reconnaissance de ce crime colonial mais comme on peut le constater au rythme des exactions racistes dans ce pays le chemin est encore long…
M.D.E. : Les jeunes africains manquent parfois de repères pour encrer leurs luttes, pourtant Fanon en est véritablement un. Quel héritage Fanon laisse-t-il aujourd’hui aux nouvelles générations afro-conscientes ?
H.M : Le « Guerrier Silex » comme le nommait le grand Aimé Césaire est toujours présent, débout et vibrant d’intelligence. L’héritage, j’ai essayé de le montrer dans le film, est multiforme et représenté sur tous les continents, partout ou des femmes et des hommes se battent contre l’oppression, le racisme, le néocolonialisme, la spoliation et les apartheids. J’ai été très agréablement surpris par la référence fréquente à Fanon dans la bouche d’activistes qui n’ont en commun que leur volonté d’aller vers un monde meilleur. L’héritage moral et politique de Fanon est bien dans cet esprit de résistance. Ceux qui dans l’univers blanc de la domination ont cru le mettre à l’index ou le nier en sont pour leurs frais. Ils réalisent avec rage que Fanon est bel et bien au cœur des luttes pour l’émancipation.
M.D.E. : M. Hassane Mezine, merci de vous être prêté à cet entretien !
H.M : Merci à vous de m’avoir donné l’occasion de vous répondre, j’en profite pour saluer fraternellement tous mes amis du Cameroun, vos lecteurs et le peuple camerounais.