S’il est incontestablement considéré comme le pionnier du cinéma africain noir, Sembène Ousmane n’en demeure pas moins l’une des voix les plus porteuses des vicissitudes de son temps, voire de celles passées. Son œuvre cinématographique, parfois adaptée de celle romanesque, l’une des plus riches et des plus authentiques que l’Afrique ait connu, continue d’interroger la société sénégalaise, et partant africaine en proie à de nombreuses contraintes, politiques, sociales, culturelles, économiques, spirituelles… De « Borrom saret » (1962) à « Molaadé » (2004), jetons un regard panoramique sur l’œuvre cinématographique de l’artiste, en insistant sur quelques aspects de son discours.
Au commencement était le wolof.

L’écrivain kenyan Ngugi Wa Thiongo soutenait qu’on ne transcrira jamais mieux les réalités de la société africaine, qu’au travers de son propre langage. Bien avant lui, Sembène Ousmane semblait en avoir fait son crédo. En fait, principale langue véhiculaire du pays, et l’une des six nationales, le wolof occupe une place de choix dans tous ses films. Il est comme la peinture, riche de ses millions de pigments, dont se sert le cinéaste pour peindre la société sénégalaise à sa façon. N’affirma-t-il pas à ce sujet « Je souhaite que toute mon œuvre soit dans ce cadre, où l’Afrique s’exprime, se montre, désigne et s’assume. » ? Même si avec ses deux premiers courts métrages : « Borrom Saret » (1963) et « Niaye » (1965) cette prédominance n’est pas encore marquée (le jeu des personnages étant retranscrit en français par le narrateur) le wolof s’imposera progressivement comme sa langue de prédilection.

Le recours à sa langue maternelle se fait avec la prise en compte de toute la richesse stylistique de l’art oratoire africain. « Ceddo » (1977) en est l’illustration parfaite. Édifiante immersion dans la richesse discursive du Sénégal profond, il nous plonge au pays des griots, des conteurs, maîtres de cérémonie et autres manipulateurs du verbe. Sembène nous démontre alors que parler de l’Afrique c’est parler « africain ». L’artiste doit pouvoir se servir des différents codes endogènes pour se lancer dans l’arène de l’altérité. Il fustige même les africains qui, ayant fait l’expérience de l’ailleurs, se permettent de renoncer à leur langue, à leur culture. C’est le cas dans « Guelwaar » (1992) où Barthélémy, sénégalais subitement devenu européen du fait de son séjour en France, est fustigé par Gora pour ses « singeries du blanc ».

L’engagement social et le devoir de mémoire

« Le mandat » (1968) marque une étape dans la carrière de Sembène. Son discours devient plus acerbe, voire dérangeant. Il marche sur une pente raide et il le sait. Cette tendance n’est pas inédite. Exclu de l’école au Sénégal pour son caractère subversif, ancien syndicaliste et opposant à la guerre d’Indochine en France, il a toujours su se mettre du côté du plus faible. Il s’insurge contre une organisation sociale où les paysans sont asservis par la classe citadine et bourgeoise. Cet état de choses est également perçu dans « Xala » (1974) où il conteste la propension des politiques à s’engraisser aux détriments des plus faibles. La richesse sociale doit pouvoir bénéficier à tous, il est là pour le rappeler.

Son engagement passe également par le devoir de mémoire envers les victimes de la colonisation. Période essentiellement violente de l’histoire de l’Afrique, la colonisation a été un traumatisme qu’il veut purger. En se servant d’histoires réelles, il nous rappelle que le flambeau de la résistance ne doit jamais être éteint. « Emitaï » (1971) transcrit la souffrance de l’Afrique, causée par une force étrangère et dont elle n’a jamais voulu. « Le camp de Thiaroye » (1988) quant à lui symbolise cette Afrique qui n’a pas pu se réunir pour dire non à l’appel du 18 juin, mais qui dans un sursaut d’orgueil, se ligue contre la barbarie la plus abjecte : celle de ne pas recevoir sa rémunération pour un travail abattu au risque de sa vie. On notera à cet effet que Sembène était lui-même ancien artilleur de l’armée français. Il a lui aussi connu la rudesse des conditions des soldats africains au front, placés en premières lignes, concentrés dans des camps… Le risque, il l’avait mesuré et en avait fait fi. Le film n’aura pas été distribué en France pendant des décennies, du fait de son caractère un peu trop…vrai.

Féministe…

Acclamé comme « l’aîné des anciens », distingué par de nombreuses récompenses, dont le Prix de « L’autre regard » au Festival de Cannes en 2004, Sembène Ousmane et sa caméra auront été des « témoins actifs » de leur temps. Au demeurant, la femme a été au cœur de sa production. Il affirmait encore que, « lorsque les hommes étaient emmenés par l’occupant, ce sont les femmes qui restaient et soutenaient la société. » Son discours était donc nécessairement féministe. Déjà dans « La Noire de… » (1966) adaptation d’une nouvelle publiée dans Voltaïque, il militait contre l’exploitation de la femme, notamment de celle noire, asservie dans une société outrageusement capitaliste. « Mooladé » (2004) pour sa part est une attaque frontale contre le système social phallocratico-patriarcale avec la dénonciation de pratiques séculaires telles que l’excision. Voix discordante mais sûre du cinéma africain, Sembène Ousmane continue à nous parler, dans les lignes et dans les pellicules.

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